Nous passons devant une guérite, dévolue à la surveillance. L’endroit est vide, vu que nous venons de massacrer tout ce qu’il contenait comme golgoths. À l’intérieur, plusieurs écrans permettent de surveiller le parking et les alentours. Mais l’un d’entre eux attire mon attention.
Je porte l’index à mes lèvres et fais signe à Tokū d’approcher pour mater l’écran. Une caméra intérieure diffuse ce qui semble être une réunion : une table ovale, des fauteuils, et une assemblée de gonzes tout autour.
L’image est fixe, muette, et tirant sur un mauvais vert. Impossible d’identifier les personnes présentes. À vue de sinus, j’en compte sept. Et j’ai comme l’impression que ces braves gens n’ont pas entendu notre petite sauterie sur le parking.
Nous sortons de la guérite. L’entrepôt est vide et plongé dans l’obscurité. Exception faite d’un trait de lumière, à l’autre extrémité.
Nous avançons pour apercevoir les contours d’un préfabriqué, accolé au mur du fond, d’où émane la lueur.
Tokū et moi nous approchons à pas de loup/autruche/zèbre, aussi silencieux qu’une perlouze de jeune mariée, et tendons l’oreille.
De l’autre côté de la lourde, ça a l’air de chauffer méchamment. Grâce au pack multilingue que Yahvé m’a intégré, je perçois des bribes de russe, mais également d’autres dialectes aux sonorités tantôt asiatiques, tantôt africaines.
Bref, un beau gloubi-boulga duquel il est impossible d’extraire la moindre information.
Comme la finesse n’est pas mon genre, j’ai déjà levé la jambe, prêt à enfoncer la porte, quand une main de primate me tire par l’épaule.
Avec de grands gestes, Tokū me fait signe d’attendre. Il pose son sac à dos, dévisse la tronçonneuse de sa prothèse et la remplace par un fin canon métallique relié à son sac par deux flexibles.
C’est quoi ce truc ? Il se prend pour l’Inspecteur Gadget ? Go go gadgetokū ?
Puis il brandit son pouce de singe, et je peux enfin faire mon entrée, en subtilité.
Crrrraaac ! Ma pompe de sécurité fait exploser la porte, et nous faisons notre apparition, superbes de virilité et de puissance.
— Bon appétit, messieurs ! Ô charognes intègres ! ruyblassé-je.
L’assemblée se retourne vers nous, surprise, mais pas inquiète.
— Orcus Morrigan, je présume ?
Le zombie qui vient de me poser la question est un bridé aux cheveux gris, avec une grosse verrue sur le blaire.
— Lui-même, péroré-je. Accompagné de Tokū, son fidèle coéquipier À qui avons-nous l’honneur ?
Le magot se rengorge et annonce, cérémonial à outrance :
— Pol Pot.
— Paul comment ?
Il manque s’étouffer d’indignation.
— Pas Paul, Pol ! Pol Pot !
— Pol Pot Kodak ? Connais pas…
Tokū me balance son coude poilu dans les côtes.
— T’es vraiment un ignare, Orcus. Pol Pot, le leader des Khmers rouges, le Cambodge, tout ça… Ça ne te dit rien ?
Je me creuse les méninges, et des images d’informations du journal télévisé me reviennent alors. Des charniers à ciel ouvert, des ossuaires démentiels et des navires de fortune remplis de réfugiés.
— Le massacre des Cambodgiens !
— Voilà, se radoucit le petit jaune. Vous me rassurez, J’ai quand même laissé une petite trace dans l’Histoire. Pas loin de deux millions de morts, hein.
— Scusez, m’sieur Pot, mais c’est bon, je vous ai remis maintenant. Vous m’expliquez ce que vous foutez ici et qui sont vos collègues ?
Tout en parlant, je caresse amoureusement les lames de mon labrys (j’ai vérifié entre deux, il n’a pas été fabriqué sur la côte, mais en France, à Meaux…).
Pol Pot se lève, porte la main à la poitrine et s’incline légèrement.
— Je suis le secrétaire du GODE, monsieur Morrigan. Et je vous propose de faire un tour de table, pour vous présenter mes compagnons. À ma gauche, Enver, Talaat et Djemal Pacha. Leur nom ne vous évoquera rien, mais ils firent partie des leaders des Jeunes-Turcs, au début du siècle dernier.
J’observe Pim, Pam et Poum, avec leurs bacchantes de forts des halles et leur tenue d’apparat : fez sur la tête, et vestes à brandebourgs avec quincaillerie militaire polishée au Miror.
— J’suis vraiment navré, m’sieur Pot, mais ils sont inconnus au bataillon.
Nif-Nif, Naf-Naf et Nouf-Nouf roulent des yeux furieux dans leurs orbites, mais Polo les rappelle à l’ordre :
— Je suis désolé, messieurs, mais nous en avons déjà discuté : vous êtes davantage connus pour vos faits d’armes que par vos noms.
Puis, se retournant vers nous, il précise :
— Génocide arménien en Turquie, entre 1915 et 1916 : 1,5 million de morts.
Je siffle :
— Ah ouais, quand même !
Il poursuit son tour de table et nous présente un zombie black.
— Ce monsieur est un leader hutu, du Rwanda. Un million de morts également. Comme nous n’avons pas trouvé de dirigeant clairement désigné pour ce massacre, nous avons décidé de l’appeler Héatoi.
— Hutu Héatoi ?
— Oui, nous n’avons rien trouvé de mieux… Et enfin, pour finir ma présentation, voici le vice-président et le président du GODE. Le petit zombie tout ridé et fripé, c’est Gengis Khan, le grand chef de guerre mongol.
— Ah, enfin un blaze que je connais !
— Qui ne me connaît pas ? répond le zombie momifié avec morgue. Près de 18 millions de morts sur toute l’Asie sous mon règne et celui de mes descendants, Houlagou Khan et Kubilai Khan…
— Un vrai festival de Khan, se gondole Tokū.
Je dévisage le tyran mythique. Vache, ce qu’il est rabougri ! Je crois que c’est la première fois que je vois un zombie aussi vieux et parcheminé. On dirait Yoda, en plus jaune et plus ridé. Il a l’air si menu et fragile que je le prendrais presque pour un zombie belge. Ben oui, j’ai peur qu’il s’effrite.
— Quant à notre président, achève Pol, je crois que tout le monde le connaît.
Et comment ! Cette moustache légendaire, ce ventre bedonnant, ses yeux plissés de graisse, et cet air matois, c’est…
— STALINE !! hurle Tokū, me faisant sursauter.
— Mais ça ne va pas de gueuler comme ça ? Tu m’as foutu une de ces frayeurs !
— Ben quoi, on m’a dit « crie Staline », alors j’ai crié, crié, Staline !
— Pour qu’il revienne ?
— Dites, les comiques, s’énerve Polo, ça vous emmerde tant que ça, mes explications ?
— Je vous demande pardon, m’sieur Pot, mais c’était tellement tentant. Et donc, votre petit père des peuples, rappelez-moi, c’est combien de macchabées au compteur ?
— Vingt millions, tovaritch ! se rengorge le Ruskoff.
— Excuse-moi, Joseph, l’interrompt Gengis Khan, mais vingt millions, c’est toi qui le dis. Or, les historiens estiment le bilan de tes purges entre 15 et 20 millions.
— Cinq millions de différrrrrence, qu’est-ce que ça change, Jerry ?
— Ça change que moi, ce sont 18 millions de Chinois que j’ai butés. Et que le chef du GODE, c’est celui qui a le plus grand nombre de victimes ! Tu vois où je veux en venir, sale coco de mes deux ?
Pol Pot intervient pour séparer les deux zombies tyrans avant qu’ils n’en viennent aux pognes.
— Mes amis, nous avons déjà eu cette discussion ! Comme nous ne pouvons trancher le chiffre exact, vous savez que nous alternons la présidence du GODE d’une année sur l’autre. Cette année, c’est Joseph, l’an prochain, c’est Gengis. Ça a été voté à l’AG.
Gengis Khan ronchonne, mais finit par se rassoir.
Tout ceci est passionnant, et je commence à comprendre les motivations de cette association. Autour de la table, ce sont quand même près de 42 millions de morts qui nous contemplent.
— Dites, intervient Tokū, je peux vous poser une question ? Il ne fait pas partie des vôtres, l’autre ?
Du bout des doigts, il mime une petite moustache, et tend sa prothèse dans un salut nazi de toute beauté.
— Ah, Adolf ? Eh non, et croyez bien que nous le regrettons. Mais il n’a jamais accepté notre mode de gouvernance : c’est celui qui a le plus gros qui commande.
— Le plus gros ?
— Oui, le plus gros nombre de morts sur la conscience. Or, l’Holocauste, c’est combien ? Allez, 6 millions de morts à la louche ? C’est un très bon score, je ne dis pas le contraire. Mais comparé aux 18 de Gengis et aux 20 de Joseph, Adolf ne pouvait pas lutter. Au mieux, il pouvait prétendre à un poste de secrétaire perpétuel. Mais sa mégalomanie s’accommodait mal de cette fonction, aussi a-t-il décidé de quitter nos rangs.
— Et Tête de Rat ? demandé-je.
— Qui ça ?
— Francisco.
— Ah, paquito !
Tous sans exception se bidonnent autour de la table.
— Lui, mais il est tout juste bon à préparer les cafés et à faire des photocopies ! Jugez donc, Francisco Franco ! 150 000 assassinats en Espagne, mais c’est ridicule ! Du bute-petit ! De l’occis déjà mort ! Alors d’accord, OK, la guerre civile, la famine, tout ça, au bout du compte, ça monte à 850 000 morts. Mais en meurtres directs, 150 000 morts, mon bon monsieur ! À quoi voulez-vous prétendre avec un score aussi médiocre, je vous demande un peu ?
— J’en conviens, réponds-je. Aussi, sa défection ne vous causera-t-elle pas un trop gros chagrin ?
Et je balance sur la table ovale l’œil de Franco.
Les sept membres du GODE contemplent le globe oculaire, comprennent que paquito est aux pâquerettes, et décident de s’en tamponner le coquillard.
En même temps, 150 000 morts, c’est vrai que c’est minable.
Comme je suis conscient que ça fait beaucoup de dialogue et qu’il est temps que je me dépêche de conclure mon chapitre, je demande à ces braves gens :
— Donc si j’ai bien compris, votre association, là, c’est l’amicale des joyeux tyrans réunis ?
— En quelque sorte. Nous sommes le Groupement pour l’Organisation et la Défense des Éradications.
À mes côtés, j’entends Tokū murmurer « Tout ça pour ça », et je ne suis pas loin d’être d’accord avec lui.
— Donc le but du GODE, c’est de continuer de génocider en paix. C’est un peu votre profession de foi ?
— Tout à fait.
— Donc votre commande à Mengele, c’était afin d’éradiquer une grande partie de la population mondiale.
— Ça a déjà été dit plusieurs fois, vous vous répétez.
— Donc en foutant le feu à son labo et ses bébêtes, nous vous avons mis des bâtons dans les roues ?
— On ne va pas se mentir.
— Donc en toute logique, c’est le moment où Tokū et moi vous anéantissons.
— Je le crains, en effet.
— Je vous prie néanmoins de croire qu’il n’y a rien de personnel dans ma démarche. 48 millions de trucidés, moi je dis que ça force l’admiration. Mais les ordres sont les ordres.
Il effectue une petite courbette en guise d’acquiescement, et je me tourne vers Tokū.
— Et toi, c’est maintenant que tu es censé m’expliquer à quoi te sert ton drôle de tuyau au bout de ton bras.
— C’est un lance-flammes, béotien ! Avec ça, je vais carboniser ces sept messieurs, net et sans bavure. Et dans les futurs livres d’histoire zombie, on écrira que c’est grâce à Tokū que le GODE cilla.
— Ah ouaiiiiiis, génial ! Eh bien à toi l’honneur, alors. Chauffe, Marcel !
Tokū s’avance, le bras dressé. En face, sept des plus grands meurtriers de l’Histoire nous contemplent sans ciller. Ils vont pourtant brûler dans les flammes de l’enfer, mais ils ne laissent rien transparaître.
On dira ce qu’on veut, mais dictateur sanguinaire, ça requiert des couilles en titane.
Tokū presse la détente de son allume-barbecue, mais au lieu des flammes attendues, ne sort qu’un jet prostatique d’un liquide jaune et odorant.
— Qu’est-ce que c’est que…
Je trempe les doigts dans la flaque qui s’est formée devant nous et renifle.
Non, ce n’est pas de l’essence ou du napalm, c’est de la pisse !
— De la pisse ? s’exclame Tokū.
Ce sont ses derniers mots. J’entends un schlac ! désormais familier, puis vois sa tête qui roule pour s’immobiliser dans l’urine.
Merde, on a décapité Tokū !