Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais me faire trépaner façon Jayne Mansfield sans rien dire ? Oh, mes loulous, on est dans du Orcus Morrigan, là, pas dans un pensum de Mâââme Angot.
Alors la fuite des cerveaux, très peu pour moi. Queue-de-Cheval a certes abattu sa machette avec la délicatesse d’un bûcheron, mais j’ai eu le temps de me protéger de mon bras métallique. Vous savez, celui qui m’a été greffé par le zombie de Léonard de Vinci après que Jeffrey Dahmer m’a passé celui d’origine à la broyeuse ?
Vous excuserez cet intermède publicitaire en plein suce-pince, mais il est nécessaire que je fasse un énième rappel, doublé d’un petit scoop : si vous n’avez pas encore lu mon précédent chef-d’œuvre, Manhattan Carnage, c’est le moment de vous manier la rondelle. D’abord parce que c’est un petit joyau d’humour noir et de trouvailles stylistiques. Ensuite parce que durant la durée du confinement, je rappelle que vous pouvez le télécharger gratuitement (https://we.tl/t-ChNsoAyIKH). Et surtout, parce que je vous annonce que dès le 11 mai, il sera à nouveau disponible, mais payant. Alors crevards comme je vous connais, dépêchez-vous de le télécharger tant qu’il est en accès libre, tas de vautours !
Fin de la pause publicitaire, retour aux affaires coupantes.
La machette de Queue-de-Cheval s’abat sur mon bras métallique avec une gerbe d’étincelles et un drôle de bruit. Interloqué, mon adversaire contemple la lame brisée.
Une seconde d’inattention, c’est plus qu’il ne m’en faut.
Je lui balance un ramponeau de toute beauté au menton. Le but n’est pas de lui faire mal, notion qui nous est étrangère, mais de le déséquilibrer. Premier objectif atteint : Queue-de-Cheval vacille et chancelle. J’enchaîne par un fouetté au niveau des guitares. Emporté par ma rage, je lui balaie les jambes et sa foutue canne.
Queue-de-Cheval se retrouve sur les genoux. Je ramasse son accessoire, lui enserre le cou de mon bras métallique, et lui enfonce l’extrémité de la canne dans l’oreille.
Les tests psychomoteurs n’ont jamais été mon fort, quand j’étais marmot. Vous vous souvenez de celui consistant à faire rentrer des formes en bois dans les orifices adaptés. Eh bien Orcus junior était davantage du genre à forcer le cylindre dans l’ouverture carrée, quitte à tout péter, qu’à chercher le bon trou.
Avec Queue-de-Cheval, c’est pareil. Le bout de sa canne est bien trop gros pour entrer dans son conduit auditif, mais je n’en ai rien à cirer.
Je force un grand coup et craaaaaaac, la canne s’enfonce de quinze bons centimètres dans sa boîte crânienne, pulvérisant au passage une partie de l’os temporal.
— Oups ! J’espère que tu n’avais pas prévu de te faire un piercing à l’oreille, mon biquet.
— C’est ridicule. Tu ne cesses de répéter que la tête du zombie n’est pas son point faible. Alors à quoi cela t’avancera-t-il de me la transpercer ?
— À ça.
Un dernier effort, j’enfonce davantage la canne, quelques esquilles d’os explosent, et voici Queue-de-Cheval avec la tête traversée de part en part, kif les fakirs qui se transpercent les joues avec une aiguille à tricoter, que tu peux me dire un peu, les cons, à quoi ça leur sert, à part avoir des fuites dans les bajoues quand ils se sifflent un demi.
J’attrape l’extrémité glaireuse qui lui sort désormais par l’autre oreille, et je tourne la canne d’un quart de tour, entraînant de fait la tête de Queue-de-Cheval dans mon mouvement.
C’est marrant, on dirait une figurine de babyfoot.
— D’accord, concédé-je, avec un bâton qui nous traverse le crâne, on ne craint rien, mais avec la tête en moins, on est quand même moins productif, tu avoueras.
Pour appuyer mes propos, j’effectue une torsion supplémentaire.
— Si je m’arrête là, tu en seras quitte pour un bon torticolis. Mais si tu n’ordonnes pas à tes larbins de libérer mon pote, et si tu n’es pas prêt à discuter, alors j’effectue un tour complet, et ta caboche s’arrachera de ton corps, et t’as intérêt à avoir un sacré bon rouleau de scotch en réserve pour rester crédible auprès de tes troupes.
Il hésite quelques secondes puis lâche :
— Libérez-le !
Aussitôt, le malabar qui tenait Tokū – ou ce qu’il en reste – lâche la cheville de mon comparse, qui s’écroule comme une merde.
Il essaie bien de se relever, mais sans bras, et avec une seule jambe, il va marcher beaucoup moins bien, forcément.
— Ah les tantes ! éructe Tokū en se contorsionnant comme une énorme chenille. Tu crois qu’ils m’auraient au moins remis sur la guibolle qui me reste ? Orcus, fais quelque chose, merde !
— Attends un peu, Tokū. Monsieur et moi devons avoir une petite discussion au préalable. Pas vrai, Maître ?
Pas un instant je n’ai relâché la pression que j’exerce sur la canne. Je devine les gorilles de Queue-de-Cheval prêts à me sauter sur le râble à la moindre baisse de vigilance. Mon avantage est aussi mince que la conscience politique d’un élu des Hauts-de-Seine, aussi ai-je intérêt à ne pas trop prendre la confiance.
— À moi de poser les questions, maintenant. Qui es-tu ? Et pourquoi est-ce que vous déambulez ainsi au vu et au su de tous ?
Malgré sa tête tournée à quatre-vingt-dix degrés, Queue-de-Cheval ricane.
— Je vais te donner mon nom, Orcus Morrigan, mais je ne pense pas que ça t’avance à grand-chose. On m’appelle le grand Coësre.
— Jamais entendu parler…
— Et pour cause… Je suis le chef des Réprouvés.
— Des Réprouvés ? Inconnus au bataillon, eux aussi.
— Comme c’est étrange, soupire le grand Jojo, ou je ne sais déjà plus comment il s’appelle. Dis-moi, quand est-ce que… Wilson t’a ramené d’entre les morts ?
Soleil éclatant en début de matinée, odeur du macchiato dans mon gobelet, une belle journée de fin d’été. Et puis le bruit des moteurs…
— Il y a presque vingt ans…
— Et je suppose qu’au moment de te rappeler à lui, Wilson t’a juste parlé d’une seule possibilité de récupérer ton âme ?
La salle aux amphores… Selon les explications de Wilson, il n’existe en effet qu’une seule façon pour un zombie d’être libéré de sa malédiction : que Wilson libère son âme enfermée dans une amphore, et qu’il disparaisse à tout jamais dans le néant. Mais tant que votre âme reste enfermée, votre enveloppe corporelle pourra être détruite autant de fois que vous le souhaitez, Wilson pourra toujours vous faire revenir.
— Il fallait s’en douter, poursuit-il… Ce que Wilson ne t’a pas expliqué, c’est qu’il existe une troisième catégorie de morts-vivants : les Réprouvés. Vois-tu, bien des nôtres n’ont plus envie d’être les pantins de Satan. De simples marionnettes qu’il agite à sa guise, en fonction de ses caprices. Mais ce serait trop simple qu’il nous rende notre âme et nous permette de quitter ce monde à jamais. Alors, il a créé un endroit où se retrouvent tous ceux qui ne veulent plus lui obéir ou qui ont tenté de lui résister. Nous sommes enfermés dans des endroits que nous ne pouvons quitter, condamnés à y rester jusqu’à la fin des temps. On nous appelle les Réprouvés, et notre punition est éternelle.
Je suis tellement abasourdi par ses révélations que je relâche ma prise. Le grand Coësre se relève et d’un geste sec, arrache la canne qui lui traversait le crâne. Il me dévisage de son œil unique.
— Tu ignorais notre existence, Orcus Morrigan, mais quoi de plus normal ? Sur l’échelle du temps, tu es un nouveau-né, et Satan n’aime rien tant qu’à manipuler ses fidèles.
Là, il ne m’apprend rien, Neunoeil. Que Wilson soit une crème de salope, je le sais depuis le départ. Mais ses révélations me laissent sans voix. Même Tokū s’est interrompu dans ses reptations pour l’écouter.
— Et vous êtes nombreux ? demandé-je bêtement.
Un large sourire dévoile ses dents moisies.
— Plus que tu ne peux l’imaginer. Dans chaque pays, dans chaque ville, se trouvent forcément un quartier, un immeuble, un pâté de maisons qui ne sont en réalité que des prisons pour Réprouvés, et que nous ne pourrons jamais quitter.
Passé le choc de la nouvelle, mon cynisme légendaire reprend déjà le dessus. Wilson nous a encore caché des infos ? La belle affaire ! On parle du diable, quand même, le prince du mensonge. Rien de nouveau sous la géhenne. Il existe des millions de zombies condamnés à errer pour l’éternité dans des purgatoires à ciel ouvert ? Au final, je crois que je m’en branle un peu à deux mains. None of my business, chacun sa merde.
— Tu en penses quoi, Tokū ?
Il hausserait bien les épaules, mais il n’a plus de bras.
— Franchement, ça me fait une belle jambe. Et j’irai même plus loin : il faut absolument qu’on résolve cette histoire de pangolin farceur, parce que si on réussit notre mission, je pourrai demander à Wilson qu’il me récompense en me redonnant mon corps de beau gosse.
Il a raison. Et j’ajoute qu’à titre personnel, si je dois me foutre sur le dos la responsabilité d’essayer de convaincre Wilson de libérer les camarades zombies de l’oppression patronale, ce n’est plus un roman-feuilleton que je vais devoir écrire, mais un roman-fleuve, avec un guest du zombie de Krasucki.
— Grand Coësre, honnêtement, votre cause nous dépasse. Mon ami et moi avons une mission, empêcher la pandémie, et c’est tout ce qui nous importe. Aussi, nous sollicitons de votre bienveillance l’autorisation de la poursuivre, sans interférer dans vos affaires, et réciproquement.
Du bout des doigts, il effleure les trous béants qui lui servent désormais d’oreilles. In petto, je me dis que vu le système d’air conditionné que je viens de lui aménager dans la caboche, il risque de l’avoir mauvaise et de m’envoyer paître.
Mais contre toute attente, il me répond :
— Non seulement je ne vois aucune objection à ce que vous poursuiviez votre quête, mais mes sujets et moi allons même vous aider, pourvu que la suite de l’histoire se passe dans notre juridiction.
— Vraiment ? Mais pourquoi ? Enfin, je veux dire, si vous nous aidez, vous aidez Wilson. Et si j’ai bien compris, vous n’êtes pas les meilleurs potes de l’univers…
De sa canne, il balaie l’espace autour de lui.
— Vois-tu, Orcus Morrigan, il est des moments dans l’Histoire où l’intérêt collectif prime sur le particulier. D’après ce que tu m’as dit, ce GODE veut éradiquer la moitié de la population. Or, as-tu vu les conditions dans lesquelles nous subsistons ? Les expédients grâce auxquels nous survivons ? Crois-tu vraiment que nous soyons prêts à accueillir un afflux de millions de nouveaux Réprouvés ? Parce que c’est ce qui va se passer, si cette pandémie se poursuit. Tu me dis que dans deux ans, il y aura déjà 500 000 morts, mais au rythme auquel vont les choses, l’année suivante, ce sont des millions, et l’année encore d’après, des milliards. Et ni Satan ni Yahvé ne pourront accueillir autant de nouveaux sujets. Ce qui veut dire des hordes de laissés-pour-compte, de zombies abandonnés sur le bord de la route et qui vont affluer en masse. Alors d’accord, Orcus, je maudis ton Wilson jusqu’à la fin des temps, mais hors de question que demain, je voie mon royaume submergé par des contingents de nouveaux Réprouvés. Je vais donc t’aider à mettre la main sur ton GODE, et nos chemins se sépareront ensuite.
Bon, ben c’est plutôt cool tout ça, non ? L’horizon semble se dégager.
— Ah ouais ? proteste Tokū. Parle pour toi, enfoiré ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse sans bras et avec une seule jambe ? Tu y as réfléchi, au moins, avant de me faire mutiler ?
Merdouille, il a raison, l’asticot, qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire, maintenant ? Je n’ai plus trop de rimes en -bi à placer, et sur une seule jambe, il va vite devenir un boulet.
Bon, pas le choix…
Je m’approche du grand Coësre et lui chuchote à l’oreille. Il acquiesce et se tourne vers un de ses sbires qui, à son tour, dégaine une machette de sous ses haillons et me la tend.
Je la prends et m’approche de Tokū. Ce dernier me voit arriver avec le coupe-chou et commence à paniquer, prêt à prendre sa jambe à son cou.
— Oh, Orcus, mon pote, qu’est-ce que tu me fais là ? Non, déconne pas, je peux encore servir, dans l’histoire. Attends, réfléchis un peu avant de commettre l’irréparable, pas de décision, hâtive. Tiens, si tu veux, tu pourras continuer avec tes calembours de merde sur mon nom. Même, je vais t’aider à trouver des rimes : arachnophobie, acribie, agoraphobie, amphibie, Arabie, baby, Bambi, biribi, brebis, cubi, Gambie, hexakosioïhexekontahexaphobie, Libye, Namibie, pendjabi, rabbi, rubis, wallaby, Zambie… Allez, Orcus, arrête tes conneries, tu me fais marcher, c’est ça ?… Pitié, non !
— Désolé, mon vieux Tokū…
Schlac !