— Ach! Che peux fous aider, meine Herren ?
Je mate le zombie freluquet qui vient de faire son apparition. Mis à part qu’il porte une blouse de scientifique, j’aurais bien du mal à vous le décrire, tant il est quelconque.
Taille et corpulence moyennes, un visage qui a dû être rond, les restes d’une moustache en balai brosse, et des plaques de cheveux éparses qui témoignent d’un grand front de son vivant.
En l’observant d’un peu plus près, je remarque néanmoins que ses chairs sont gonflées et verdâtres.
C’est un « crevé ». Le gus a en effet toutes les caractéristiques du gars mort noyé. Ce qui me fait une belle jambe, parce qu’un noyé, avec un physique aussi banal, comment voulez-vous que je l’identifie ? Bon, d’accord, il est Allemand. Mais bon, des Boches qui boivent une tasse fatale, il y en a quand même une tripotée chaque année.
Alors pourquoi Tokū, à mes côtés, se ratatine-t-il sur sa chaise, et pourquoi le nouveau venu prend-il la pose comme si c’était évident que j’allais le retapisser ?
Bon sang, s’il y a bien une chose que j’ai en horreur, c’est d’être pris en défaut d’incultance.
— Fous ne me reconnaissez pas ? demande l’avorton, à moitié vexé.
Ah merde russe ! Un Schleuh, mort noyé, qui fout les flubes à tout le monde, ça devrait pas être si dur à trouver !
Hitler ? Naaaaaan, il ne ressemblerait pas à ce gars. Et puis il n’est pas mort noyé, papa Adolf, que je sache. À moins qu’il n’ait fait installer un jacuzzi dans son bunker. De toute façon, tout le monde s’attendait tellement à ce que soit le Führer qui fasse son apparition, c’était trop facile.
Un bruit m’arrache à mes réflexions. Je rêve, ou ce sont les dents de Tokū qui jouent un concerto pour castagnettes ? Putain, mais plus terrifiant qu’Hitler, c’est possible ?
Je tape du poing sur le bureau, arrachant Tokū à ses gémissements de chiot apeuré.
— Bon, tu la craches, ta Valda ! C’est qui ce mec ?
— C’est le docteur Josef Mengele !
— Jawohl! répond le zombie teuton en claquant les talons.
Josef Mengele, hein ?
Sans le quitter du regard, je me penche vers Tokū et chuchote :
— Euh, c’est qui, Josef Mengele ?
Tokū darde sur moi deux yeux, certes bridés, mais néanmoins luisants d’indignation.
— Orcus, sérieusement ! Merde, je savais que tu n’étais pas un monstre de culture générale, puisque tu es Américain, mais quand même, tu me fais honte, là ! Josef Mengele, le médecin nazi sanguinaire qui a sévi à Auschwitz ! Surnommé l’Ange de la Mort, à cause de ses expérimentations barbares sur les prisonniers du camp.
D’un coup, les souvenirs d’un vieux film en noir et blanc me reviennent.
— Ce n’est pas le type qui faisait des dissections sur des prisonniers vivants ?
— Entre autres, oui.
— Celui qui injectait des solutions chimiques dans les yeux des enfants pour voir si ça changeait leur couleur ?
— Lui-même.
— Un bon gros fils de pute théoricien de la supériorité de la race aryenne ?
— Toujours lui. Je vois que tu n’es pas aussi ignare que je le pensais, Orcus.
Vous connaissez le proverbe : la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. Donc il faut encore que je la ramène :
— Et je peux même te dire qu’il n’a jamais été inquiété pour ses crimes de guerre et qu’il est mort en Amérique du Sud.
— Exact, au Brésil.
Je marque un temps d’arrêt et demande :
— Tu es sûr que ce n’est pas en Colombie, Tokū ?
Je devine mon acolyte sur le point de me lancer l’ordinateur à la gueule, mais le Fridolin intervient à ce moment.
— Dites, les comiques, quand fous aurez fini fotre petit numéro, fous m’expliquerez ce que fous faites dans mon laboratoire ?
Putain, il ne manque pas d’air, le doryphore, une mise au poing s’impose. Parce que les choses soient claires : un zombie n’éprouve ni sentiments ni morale. J’égorge aussi bien les bébés que les petites vieilles, les handicapés ou les infirmières. Un humain reste un humain et ne représente pour moi qu’un garde-manger potentiel.
En temps normal, que ma victime soit Ted Bundy ou mère Teresa, je m’en bats les roubignoles, pourvu qu’il y ait de quoi becqueter, et je me fous de savoir ce qu’elle a fait de sa vie. Le pedigree d’un gazier, c’est au niveau supérieur que ça se joue, entre Wilson et Yahvé.
Mais dans le cas présent, je ferais volontiers une petite exception. Parce qu’en juin 1944, mon grand-père faisait partie des parachutistes qui ont sauté en France, au-dessus de Sainte-Mère-Église, pour libérer la France du joug nazi.
Tous les amateurs d’histoire connaissent l’anecdote de ce soldat dont le parachute s’est accroché au clocher de l’église, et qui est resté suspendu une partie de la nuit jusqu’à ce qu’on vienne le dépendre.
Ce qu’on sait moins, c’est que Flinn Morrigan, mon grand-père, faisait partie de ce commando de parachutistes, et qu’il a connu un sort similaire. Sauf que lui, c’est la girouette de l’église sur laquelle il s’est empalé, l’entraînant dans sa chute et dans son cul.
Quand ses camarades ont retrouvé son corps au petit matin, c’était avec un coq en métal profondément enfoncé dans l’anus. Et ça, bizarrement, l’Histoire n’a pas cru bon l’inscrire à la postérité.
Depuis ce jour, je cultive une certaine germanophobie, dont j’ai toujours eu du mal à me défaire de mon vivant. Alors maintenant que je suis mort, hein !
Donc le nazillon, là, avec sa petite moustache de retraité d’EDF, je vais me faire un plaisir de lui dévisser la tête et de lui chier dans le cou, pour l’ensemble de son œuvre innommable.
Je m’approche d’un pas lourd, et il devine à mon attitude que ce n’est pas pour lui faire un hug.
— Ein Minuten! Fous allez me tuer sans safoir warum ch’ai fait tout ça ?
Je ne suis plus qu’à un mètre de lui. Je salive en sentant les réminiscences enivrantes de la curée, l’appel du meurtre et de la vertèbre cervicale qui craque sous la dent.
— Tu crois vraiment que tu vas sauver ta peau avec un stratagème aussi usé, père Josef ? Quoi, qu’est-ce que tu vas nous expliquer ? Que tu avais prévu de contaminer l’ensemble de la planète ? Qu’ainsi, les plus faibles périraient et seuls les plus forts survivraient ? La théorie de la sélection naturelle à la sauce currywurst ? Corona über alles ? Honnêtement, qu’est-ce que tu veux que ça me foute, mon joli ? Mon job, c’est de t’éliminer, et j’adoooooooooore mon taf. Alors dès que j’en ai fini avec toi, crevure, on fout le feu à ce labo, on crame toutes tes bestioles à la con, et rendez-vous au tome 3.
J’aperçois une desserte métallique contenant des instruments chirurgicaux. Parmi eux, une perceuse orthopédique me fait de l’œil. L’appel du foret. Je sais ce que je vais faire : je vais lui percer un tas de trous, de p’tits trous, encore des p’tits trous, tout autour des membres et du cou. Je vais le prédécouper façon feuilles de Sopalin. Puis avant de foutre le feu à la casbah, craaaaac, on tirera suivant les pointillés, et hop, on balance les morceaux dans le brasier.
Juste retour des choses.
J’attrape Mengele d’une main, la perceuse de l’autre.
— Non, gueule le vert-de-gris, pitié !
— Pitié ? Tu ne manques pas d’air, toi…
Vrrrrrrrrrrr ! La mèche s’emballe et je perce mon premier trou, au niveau de la clavicule. Le nazi tente bien de se débattre, mais quand Orcus Morrigan tient sa proie, c’est comme un alligator avec un cuissot d’antilope, n’espère pas la lui enlever.
La poussière d’os me chatouille à peine les naseaux, et je m’apprête à poursuivre mes travaux de couture quand Tokū me crie :
— Orcus, arrête !
Pile au moment où j’allais attaquer la base du cou.
— Quoi, t’as pas envie qu’on éparpille ce vilain pas beau ? Me dis pas qu’il te reste des souvenirs de l’alliance entre vos deux pays, quand même ?
— N’importe quoi ! râle-t-il les yeux rivés sur l’écran. Arrête avec tes clichés de beauf et viens voir ici !
Curieux, je rejoins le bureau en traînant le nazillard comme une merde en laisse.
— Regarde, m’intime Tokū en montrant l’écran du doigt.
La fibre doit bien fonctionner sous terre, car l’ordinateur est connecté et Tokū a cliqué sur un article dans le fil d’actu. Il y est question de l’allocution que le président de la République française doit effectuer, durant laquelle il va annoncer le prolongement de la durée du confinement.
— Les Français vont encore être confinés entre deux et trois semaines, alors que c’était censé s’arrêter dans quelques jours ! Tu comprends ce que ça veut dire, Orcus ?
— Merde, je murmure… Notre feuilleton devait normalement s’arrêter en même temps. Il me restait juste trois ou quatre épisodes pour le boucler. On avait trouvé le coupable, le motif, et il ne me restait plus qu’à terminer cette novella en fanfare, et tout le monde pouvait retourner tafer.
— Tandis que là, s’il faut rallonger la sauce, on va faire comment ? Tu ne peux quand même pas revenir en arrière.
Je contemple Mengele que je tiens toujours par le colbac. Tokū a raison : qu’est-ce que je vais bien pouvoir en faire ? Ah merde, tout était pourtant en place : le labo avec les pangolins vérolés, le charnier dehors. On n’avait plus qu’à se pointer au marché de Wuhan, une dernière scène de baston, et c’était réglé.
Il fait chier aussi, le Jupiter de mes couilles, avec ses annonces de pousse-mégot ! Il pouvait pas annoncer six semaines tout de suite, comme un grand ?
— Bon, je soupire, on brûle cette sous-merde et son labo et on repart de zéro ? On n’aura qu’à dire que c’était une fausse piste, ça se voit souvent.
Tokū hausse les épaules, pas convaincu. Je cherche déjà du regard la présence d’un liquide inflammable quand la voix geignarde de l’Ange de la Mort m’interrompt.
— Si fous foulez, ch’ai une solution à fous proposer !