— Orcus Morrigan, je vais te crever, fils de chien !
Je me retourne et ouvre les bras au petit zombie teigneux qui me fait face.
— Tokū, mon ami ! Quel plaisir de te revoir !
Là, de deux choses l’une, comme dirait mon pote monocouille. Soit vous avez lu Les Anges ont la mort aux trousses, ce crossover déjanté et indispensable écrit avec la môme Sophie Jomain, et vous vous rappelez qui est Tokū.
Soit vous n’avez pas lu ce chef-d’œuvre d’humour gras, politiquement incorrect et terriblement jubilatoire, auquel cas vous êtes déçus de ce coup de théâtre, que vous assimilez davantage à un pétard mouillé. Je vous entends déjà chouiner d’ici, « Oui, alors là non, nous, on espérait du zombie de célébrité, du mort-vivant de people, du faisandé bien connu, et au lieu de ça, pépère Morrigan nous sort de l’anonyme, du quidam, du John Doe de pacotille, que je me demande si je vais poursuivre la lecture de ce roman-feuilleton, tiens ». Ce à quoi je répondrai que Les Anges ont la mort aux trousses est toujours disponible à la vente, aux éditions Rebelle, et que comme je ne suis pas un chacal, je vais vous faire un petit récapitulatif.
Au tout début de ma vie de mort-vivant, l’un des premiers humains que j’ai zombifié était un Japonais prénommé Tokū, que j’avais commencé à boulotter dans une ruelle de Hell’s Kitchen, un soir que j’avais envie de manger asiatique.
Allez savoir pourquoi, je me suis pris de sympathie pour ma proie, et au lieu de me contenter de la vider comme un poulet à la citronnelle, je l’ai zombifiée pour en faire un de mes sergents.
— Et surtout pour te foutre de ma gueule durant tout le bouquin, sale Irlandais de merde !
— Moi ? protesté-je la main sur le cœur.
— Vas-y, fous-toi de ma gueule en plus. Le zombie Tokū, tu crois que personne n’a pigé la vanne ?
Si je n’avais pas peur qu’il m’en reste des morceaux dans la dent creuse, je me mordrais les joues pour ne pas éclater de rire.
— Oh, ça va, Tokū, c’était marrant, avoue.
Toujours aussi teigneux, il se campe devant moi, en posture de karatéka, prêt à me savater la tronche.
— Ah mais oui, carrément hilarant ! Du bon gros humour raciste de mâle blanc ! « Sors de ton cagibi, Tokū », « tu as changé d’habit, Tokū », j’en passe et des pires. Ha, ha, ha, qu’est-ce que je me marre, dis donc !
— Même pas jaune ? ne puis-je m’empêcher de demander.
À travers ses paupières fendues, je devine deux lance-flammes, façon napalm.
— Tu vois, Orcus, c’est typiquement à cause de ton humour de merde du siècle dernier que tu peux toujours te l’arrondir pour que je te donne un coup de main cette fois-ci ! Non, non, inutile d’insister, le gentil Tokū te dit que tu peux aller te faire foutre ! Parce qu’on sait déjà comment ça va se terminer, ton histoire : qui va être le beau héros, fort et puissant ? Orcus Morrigan ! Et qui va être le couillon dont le lecteur va se moquer et qui servira d’alibi ?
— Tokū ?
— Ah putain, je le savais, éructe-t-il, tu peux pas t’en empêcher ! Mais c’est fini, Orcus ! Ras le bol des minorités dans les séries qui ne servent que de faire-valoir ou de quotas. Ton aventure, ce sera sans bibi !
— Tokū ! Allez, arrête de faire ta star, merde, j’ai vraiment besoin de toi, cette fois ! En plus tu m’en dois une, mec. Parce que je te rappelle que dans le bouquin, tu te faisais buter par un golgoth. Là, j’ai demandé à Wilson de te ramener une seconde fois des limbes. Et à ma connaissance, le patron ne fait pas ça tous les jours. Alors rien que pour ça, tu peux bien me rendre un service, non ?
Malgré sa colère, il semble hésiter. On dira ce qu’on veut des Japs, mais ils ont un sens de l’honneur en acier trempé dans les gênes.
— Et ça consisterait en quoi, cette mission ?
En quelques mots, je lui résume l’objet de ma quête, que je vous en fais grâce à ce moment-là de ma narration. Parce qu’Orcus Morrigan, pardon, mais c’est du professionnel. Combien j’en connais, des collègues, qui en profiteraient pour pisser de la copie, histoire de noircir leurs trois pages quotidiennes. Tiens, j’ai croisé un zombie écrivain, la fois dernière, dont je me rappelle plus le blaze. Un gros moustachu qui avait écrit une histoire de tantes au temps de Louis XIII, L’étroit mousquetaire. Ben lui, il m’expliquait qu’il passait son temps à passer à la ligne, afin de tirer son histoire en longueur. Vu qu’il était payé à la page, tu m’as compris tu m’as.
Ben avec moi, pas de ça, l’ami. Morrigan, c’est droit au but, sans pincettes ni fioritures, on n’est pas là pour faire du style ni du sentiment. Donc le Covid, l’épidémie et le pangolin, je les résume en deux deux au zombie Tokū.
Mais ça n’a pas l’air de lui plaire, à mon pote bridé, vu qu’il se remet à trépigner.
— Quand je te disais que t’étais qu’un putain de gros raciste blanc, Orcus ! On est en Chine, merde !
— Et alors ?
— Et alors ? Mais je suis Japonais, bordel ! Laisse-moi deviner, pour toi, tout ce qui est asiatique, c’est forcément pareil, pas vrai ?
— Ben…
— Ben oui, bien sûr ! Le bon vieux cliché yankee ! C’est jaune donc ça se comprend entre eux. Chinois, Japonais, Thaïlandais ou Coréens, tous les mêmes niakoués, hein ! Donc en plus de te foutre de mon prénom avec tes jeux de mots pourris, tu t’enfonces avec tes amalgames xénophobes alors qu’il y a moins de points communs entre un Chinois et moi qu’entre toi et un étron fumant, mec !
— C’est bon, tu as fini ta petite crise identitaire ? Je m’excuse, voilà, t’es content ? Je m’excuse !
Il semble hésiter.
— Vraiment ?
— Je te jure, Tokū. Bon, tu vas m’aider, oui ou merde ?
— À deux conditions : primo, je ne veux pas servir de souffre-douleur ou passer pour quantité négligeable. Donc je veux être un élément prépondérant de l’histoire.
— Accordé.
— Deuzio, pas un seul calembour de merde sur mon prénom ! Je te jure Orcus, si je t’entends sortir encore un « bi Tokū », je te débite la queue en rondelles !
Je soupire, et de mauvaise grâce :
— D’accord, pas de blagues sur ton prénom.
— Eh ben voilà, tu vois quand tu veux, saloperie d’Irlandais de mes fesses !
Ai-je donc passé autant de temps dans mon caisson que les mentalités aient tellement évolué depuis ma dernière aventure ? Mince, si Orcus Morrigan doit se policer et devenir politiquement correct, on va pas se faire chier la bite, tiens.
— Bien, et maintenant que Môssieur Tokū a exprimé ses petites exigences, tu peux me dire comment on va faire, dans cette région dont ni toi ni moi ne parlons la langue, pour trouver un pangolin infecté ?
— On pourrait commencer par aller voir ce qui se cache derrière ce monticule, non ?
Du doigt, il indique un remblai au-dessus duquel zonzonnent une nuée de mouches. Je lève la tête et hume l’air.
Pas de doute, mon odorat ne trompe pas. Cette odeur à la fois douceâtre et écœurante, ces fragrances qui éveillent en nous des grondements d’estomac et des envies d’hémoglobine : ça sent la mort, ça pue la charogne.
— Tu pouvais pas me dire plus tôt que tu avais repéré quelque chose ? maugréé-je en avançant à grandes enjambées vers le talus.
— Je voulais te montrer que je serais un personnage important, ricane Tokū sur mes talons.
Nous gravissons le monticule et stoppons net en découvrant le carnage en contrebas.
— Oh merde, c’est bien ce que je crois ? murmure mon ami.
— On dirait bien.
— Je suis sur le cul !
— Et moi je suis ébaubi, Tokū.