— C’est quoi ce bordel ? Les rues sont vides, il n’y a absolument personne !
— Surprenant, hein ? répond Wilson. Et j’aurais pu ouvrir une fenêtre sur n’importe quel pays. De la plus grande mégalopole au village paumé dans la brousse, c’est partout pareil.
— Ne me dis pas qu’il n’y a plus personne sur Terre, protesté-je, c’est impossible !
— Ah mais non, détrompe-toi, Orcus, il y a toujours quelques milliards d’humains sur la planète. Simplement, ils ne sortent plus, et se terrent chez eux. Ils appellent ça, le con-fi-ne-ment. C’est le mot à la mode depuis deux ans.
Le temps que l’info me remonte au cerveau (du moins ce qu’il m’en reste) et je bloque.
— Attends, tu es en train de me dire que ça fait deux ans que les gens restent enfermés chez eux ?
— Tous ceux qui le peuvent, en tout cas.
Je retourne regarder à travers les six portails. Ces six villes, parmi les plus grouillantes du monde, d’habitude si vivantes, si bruyantes, si polluées, si animées… Un vertige me prend devant ce spectacle post-apocalyptique.
Soudain, quelque chose apparaît dans mon champ de vision.
— Là, je m’exclame ! Je vois des gens, à Paris !
— Laisse-moi deviner, souffle Dieu après avoir tiré sur sa pipe. Ils sont en train de courir ?
— Euh, oui.
— Normal, explique-t-il, blasé. Il n’y a que les Frenchies pour continuer à croire que faire un footing en période de pandémie est un acte de résistance. Genre ils vont choper le Nobel de médecine en baskets et en petit short. Putain, si je pouvais refaire le monde, crois-moi que j’hésiterais à deux fois avant de les créer, ces nœuds…
— Il y a eu une pandémie ? Sans déconner ?
— Oui, reprend Wilson. Tout a commencé il y a deux ans. Une variante de la grippe, que les scientifiques ont baptisée Covid. Le premier foyer d’infection a été la Chine, puis le reste du monde a été frappé par ce virus. Aucun pays n’a été épargné.
— Oh ben merde… Beaucoup de morts ?
— Près de 500 000.
— 500 000 ? En deux ans ? C’est pas un peu minable, ça ?
Wilson hausse un sourcil.
— Minable ?
— Ben, je sais pas, mais vous m’annoncez une épidémie mondiale qui laisse les gens cloîtrés chez eux depuis deux ans, pour au final ne m’annoncer un bilan « que » de 500 000 morts. Excusez-moi, mais c’est du gagne-petit, votre rhume des foins, là. Je ne suis pas historien, mais il me semble que la peste noire, le choléra ou la grippe espagnole, ça c’étaient des pandémies qui avaient de la gueule, des vrais virus de bonhommes, avec des millions de morts. Tandis que là, votre Covid, c’est du massacre de jeune fille en pâmoison à côté. Sans déconner, même moi, en six mois de taf, je vous en bute autant. Et personne n’a trouvé de vaccin depuis deux ans ?
— Eh non, il semblerait que le Covid soit un virus « intelligent », qui évolue et se transforme très vite. Trop vite pour les scientifiques, en tout cas.
Je réfléchis un instant, puis demande :
— Un virus qui se métamorphose ?
— Je viens de te le dire, oui. Où tu veux en venir ?
— Je voulais évoquer les métamorphoses de Covid, mais j’ai peur que ma vanne ne soit pas captée par tout le monde.
Les yeux de Wilson m’incendient sur place et il a raison. S’il m’a ressorti de mon caisson au bout de six ans, ce n’est pas pour le simple plaisir de subir mes calembours.
— Au temps pour moi, patron… Vous m’expliquez quel est le souci ? Après tout, 500 000 morts, même si ce n’est pas le génocide du siècle, ce sont autant d’âmes à vous partager dans votre petit jeu cosmique, non ? Alors où est le problème ?
— C’est là qu’est l’os, defunesse Wilson. Comme tu l’as très bien résumé au lecteur, ce qui nous intéresse, Dieu et moi, c’est de nous disputer les âmes les plus vertueuses, comme les pires pourritures de la Terre. Ce sont elles qui nous font gagner des points. Les bande-mou, les pisse-froid et les électeurs du MoDem, ça ne nous intéresse pas. Or, le souci, c’est que le Covid a complètement redistribué les cartes. Avec ce confinement mondial qui dure depuis deux ans, ce virus exacerbe la nature de chaque humain. Face à l’angoisse viscérale de la maladie, face à la peur primale de la mort sournoise et invisible, il n’y a plus de demi-mesure. Depuis deux ans, le monde se divise en deux catégories : les humains responsables, civiques et solidaires d’un côté, et les autres.
— Les autres ?
— Ouais, explique Dieu en s’allumant un joint épais comme ma cuisse, les gros fils de putes prêts à te rouler dessus avec leur caddie pour dévaliser le rayon Barilla de ton supermarché, qui continuent à faire des pique-niques pour contaminer le voisinage, qui postillonnent à la gueule des caissières, ou qui maintiennent le premier tour des municipales. Tu vois le tableau, quoi.
— Je crois comprendre oui… Mais dans ce cas, ça ne devrait pas être un problème pour vous. C’est même plus facile. Selon que vous recherchez une âme viciée ou vertueuse, vous n’avez plus qu’à piocher dans le tas. Où est le souci ?
Wilson lève les bras au ciel.
— Mais il ne comprend rien, cet abruti ! Tu as employé le mot, Orcouille de mes cus : c’est devenu facile. Beaucoup trop facile ! Tiens, quand tu as faim, tu préfères quoi ? Que ta proie se débatte, cherche à s’enfuir et que tu doives la chasser, courir parfois des heures avant de la choper, ou au contraire rester assis comme un gland et étriper un humain qui ne cherche même pas à se défendre ?
La lumière se fait alors dans mon crâne de mort-vivant.
— OK, boss, j’ai pigé. Ce qui vous plaît surtout, c’est le jeu. La chasse. L’adversité. Et là, avec ce confinement, vous n’avez plus aucun plaisir, car on vous sert du tout-cuit sur un plateau, et vous perdez l’excitation de la traque.
— Voiiiiiiiiilà ! C’est bien, tu as fini par comprendre !
Yahvé Maria se prend le bide à pleines mains et le remue comme une pâte à brioche.
— Orcus, tu crois vraiment que moi, Dieu le Père, le Tout-Puissant, le King des Cieux, aka Chibre d’Airain, j’ai toujours eu ce look de clodo ? Sans déconner, tu m’aurais encore vu il y a deux ans, ces tablettes de chocolat que j’affichais. Et ces biceps, mon vieux ! Rien qu’à me regarder à loilpé, les meufs se liquéfiaient sur place. Mais avec ce Covid à la con, Wilson et moi, on n’a plus goût à rien. Résultat, je me fais tellement chier que je me suis mis à la fumette, aux rillettes et aux Maltesers pour tromper mon ennui. Bilan, je suis passé de sex-symbol céleste à grosse gonfle de canapé. Quelle déchéance, nom de Moi, quelle déchéance…
Et le voilà qui se met à chialer, en plein bad trip.
Indifférent à ses jérémiades, je reprends :
— D’accord, mais ça ne me dit toujours pas pourquoi vous avez besoin de moi ?
Wilson rejoint le Yahvé rond dans le canapé, et fait de la place sur la table basse. Comme par magie, une carte du monde y apparaît. Un doigt crochu se pose sur la Chine.
— C’est ici, explique Wilson, dans la province de Hubei, qu’est apparu le premier porteur du Covid, il y a deux ans. Yahvé et moi allons t’ouvrir un portail spatiotemporel. Il te conduira dans cette région, il y a un peu plus de deux ans.
— Un voyage dans le temps ? Pour de vrai ?
— À situation exceptionnelle, solution exceptionnelle. Tu l’as compris, ta mission consiste à tuer le porteur du virus avant qu’il ne commence la chaîne de contagion.
Je tique.
— Vous voulez juste que je zigouille un seul gus ? C’est tout ? Et vous avez besoin d’Orcus Morrigan pour ça ? Le must des zombies ? Vous êtes du genre à tuer un moustique avec un lance-roquettes, vous.
— C’est normal, m’explique Yahvé Lepetidoi entre deux sanglots. Je te rappelle que mon armée secrète à moi, les soldats du Vatican, sont des mortels. Et envoyer un mortel pour tuer un contaminé, c’est un peu con comme démarche, non ? Si c’est pour qu’il devienne porteur à son tour. Tandis que toi, au moins…
— Ouais, je suis déjà mort, et je ne risque donc pas de revenir avec un virus dans l’organisme… Bon, OK, j’en suis. Mais vous pourriez m’en dire un peu plus sur le gonze que je dois becqueter ? Je vous rappelle qu’à la base, je suis Américain, et que pour un Ricain, y a rien de plus qui ressemble à un Chinois qu’un autre bridé.
Wilson et Dieu se regardent alors sans un mot. Et je peux vous dire que je n’aime pas, mais alors pas du tout cet échange silencieux.
Puis Wilson fouille dans sa veste et en sort une photo, qu’il hésite à me montrer.
— Ce n’est pas aussi simple que ça, Orcus. Voici ta cible.
Je lui arrache le papier glacé des griffes, le regarde, et pousse un cri ridicule en relâchant la photo.
— Oh putain, qu’est-ce que c’est que cette horreur ?