— Avec du wasabi, Tokū !
Mon comparse s’apprête à répliquer, mais se ravise vu l’œillade assassine dont je le gratifie. Il se contente de grommeler quelques imprécations confuses, où je perçois qu’il est question de m’ôter les amygdales en passant par mon fondement à l’aide d’un tisonnier ardent.
Dont acte.
Nous cheminons pendant plus d’une heure, le nez au ras du sol comme des cochons truffiers, à la recherche des écailles de pangolin censées nous indiquer la route.
Au fur et à mesure de nos pérégrinations, nous nous enfonçons dans une forêt de plus en plus touffue, que je ne vais pas me faire chier les squames à tenter de vous décrire les nuances de vert des feuillages, les herbes hautes (très important, ça, dans un roman, les herbes hautes. Z’avez jamais remarqué, dès qu’il y une description de champ, de pâturage, ou que sais-je ? Les herbes sont forcément « hautes ». Obligé.) – si hautes que Tokū ne cesse de glousser parce qu’elles lui chatouillent les couilles –, les cris mystérieux des animaux sauvages, l’atmosphère oppressante, na ni na nère, tout ça, bien léché dans le genre description exotique sa mère, je vous en fais grâce.
Et encore, vous avez de la chance, en tant que zombies, Tokū et moi ne ressentons ni fatigue ni soif et ne sommes pas sensibles aux variations atmosphériques, sinon, comment je vous aurais bassinés avec la sueur qui nous dégouline sur les tempes, l’humidité poisseuse qui colle nos vêtements à la peau et cette jungle aussi moite que la culotte de ta grand-mère devant une photo de m’sieur Clark Gaybeul.
Nous finissons par débouler dans une clairière de superficie assez réduite, aux contours parfaitement délimités, et cernée de tous côtés par cette jungle mystérieuse et oppressante.
Et bien entendu, nous ne trouvons plus aucune écaille de pangolin, comme si notre jeu de piste s’arrêtait dans cette clairière.
— On fait quoi, maintenant ?
Du Wilson si j’en ai la moindre idée. J’opère un tour complet sur moi-même. Il y a bien une piste qui repart dans la jungle de l’autre côté, mais pas d’écaille qui nous indiquerait qu’il nous faille continuer par là.
— Je ne sais pas, avoué-je.
— Tu ne sais pas ? Ah ben bravo, il a bonne mine, le héros. En panne sèche d’inspiration après à peine une semaine de roman-feuilleton !
— Quoi ? Mais non, pas du tout ! C’est juste que… Et puis après tout, pourquoi ce serait à moi de trouver quelque chose pour débloquer la situation, d’abord ? Tu n’as pas dit que tu voulais être un personnage à part entière de cette histoire ? Alors vas-y, prouve que tu as de l’acabit, Tokū !
Le nain jaune s’abîme dans une réflexion aussi profonde que la bêtise d’une influenceuse beauté. Je respecte son silence, à peine troublé par des piaillements de piafs sous amphétamines et des cris de singes hurleurs en pleine partouze.
— J’ai trouvé ! s’illumine soudain Tokū. Ce qui faudrait, à ce moment de l’histoire, c’est une bonne baston.
— Me fais pas rire, j’ai les lèvres putréfiées. Une bagarre entre toi et moi ? On ne joue pas dans la même catégorie, mecton. Si je te mets une tape sur la tête, il te faudra trois jours pour te déterrer.
— Mais non, face de craie ! Je ne te parle pas de nous mettre sur la gueule entre nous, mais avec un nouveau personnage. Si tu y réfléchis, depuis le début : on a eu de la vanne et du calembour à n’en plus finir ; tu tires tellement sur la ficelle de la mise en abyme qu’elle est devenue aussi fragile que l’élastique du string à Kim Kardashian ; nous nous sommes complu et vautrés dans les descriptions glauques et sanguinolentes ; quant au degré de vulgarité et de mauvais goût de ton style, il ferait passer Bigard pour le Ronsard de ce début de siècle.
— Attends, hier, j’ai quand même cité du Baudelaire, mais quasiment personne n’a capté la réf.
— Ça fait partie du jeu, Orcus. Tu es dans un registre particulier, il faut l’assumer. Après, tu peux écrire plus subtil, je te fais confiance, mais tu vendras moins. Donc moi, ce que j’en dis, c’est que pour éviter de tourner en rond et perdre le lecteur, il faut de l’action. Et pour ça, rien de tel qu’une bonne séance de baston.
Tokū a à peine fini sa phrase qu’un bruit sourd nous alerte. Nous nous retournons vers le sentier de l’autre côté de la clairière. Les oiseaux ont cessé de chanter, et les bonobos de crier « ah oui, que c’est bon, Gaston ». Le silence est seulement rythmé par des bruits sourds, qui rappellent ceux des dinosaures dans les films, quand on ne voit pas encore le bestiau, mais qu’on n’entend que le martèlement de leurs pas.
Ben là, exactement pareil. Ça fait boum, boum, de plus en plus fort. Tokū et moi fixons l’orée de la clairière avec des yeux exorbités, à mesure que la menace se rapproche et que les frondaisons des arbres s’écartent.
Nom de Zeus, j’espère qu’on ne va pas nous imposer un Tyralanus ou un animal féroce venu des âges antiques, sinon, je démissionne devant autant de fainéantise scénaristique.
Mais la créature qui débarque en poussant un rugissement tel qu’on doit l’entendre depuis Hong Kong ou La Roche-sur-Yon supplante tout ce que Spielberg and C° ont pu imaginer jusqu’ici.
Ce n’est pas un golgoth qui vient de faire son apparition. C’est le père de tous les golgoths. Voire le grand-père et toute l’ascendance !
Putain d’elle, jamais je n’ai vu un tel mastodonte de toute ma carrière de zombie. Une montagne, un roc, une péninsule ! Des bras épais comme des séquoias, des cuisses comme des baobabs, un cou de bison, des yeux injectés de sang et des crocs comme des couteaux de boucher.
En nous apercevant, il pousse un nouveau rugissement, que je suis pas mécontent d’avoir opté pour un pantalon de treillis marron, histoire de garder mon standing.
Tokū, lui, semble s’amuser comme un petit fou. Pourtant, déjà qu’à côté de ce monstre, j’ai l’air d’un nain malgré mon presque double mètre, Tokū, en comparaison, c’est carrément le format cacahuète japonaise.
Malgré cela, il biche comme un boisseau de morbacs devant la touffe d’une péripatéticienne portugaise.
— Qu’est-ce que t’as à t’exciter comme ça ? demandé-je sans quitter le golgoth des yeux. T’es conscient qu’on va se faire massacrer en deux coups de cuiller à pot ?
— Nous sommes déjà morts une fois, Orcus. Alors une de plus, qu’est-ce que ça change ? Et puis on voulait de l’action, après tout, alors autant en donner au lecteur pour son argent, tu n’es pas d’accord ?
Je sautille sur place en tournant le cou dans tous les sens comme un boxeur, et me mets en position de combat.
— Tu es au courant que cette histoire est en lecture gratuite ?
Tokū abandonne aussitôt sa bonne humeur et se tourne vers moi, poings sur les hanches. Pour être zombie, on n’en est pas moins Japonais, et on ne déconne pas avec le business.
— Quoi ? Alors tu veux dire que je ne toucherai pas un radis sur cette histoire ?
— Beuaaaaaaaaaaaaarh ! éructe le golgoth en nous chargeant.